Fécamp, 28 juillet.
Il semble que ces belles journées de l’été voient sur notre côté l’éclosion de bien des statues. A peine vient-il en la présence d’un sous-secrétaire d’Etat, d’inaugurer le monument d’un de ses premiers habitués, du spirituel Alphonse Karr, que déjà, à huit jours à peine de distance, Fécamp, le port voisin, vient glorifier superbement dans le marbre la gloire d’un de ses enfants, l’écrivain si connu Jean Lorrain. A vrai dire, en parcourant les quelques dix volumes de vers, de contes et de pièces qui forment l’œuvre de Jean Lorrain, on ne trouve guère dans ses écrits, où la morale facile et légère se pare d’un style brillant et souple, un véritable cachet normand. Peu de contes, de nouvelles qui chantent, comme l’a fait Maupassant, les charmes du pays natal, de la Normandie.
Et c’est pourtant dans une maison tranquille et sereine du vieux Fécamp, dans un jardin mystérieux “où, - il se plait à le dire lui-même -, sa nervosité précoce s’exaspérait à écouter gémir les grands arbres bruissant”, que s’écoulèrent les premières années de Paul Duval qui devait plus tard s’illustrer en littérature sous le nom de Jean Lorrain. C’est dans ce milieu, au bord du flot mugissant des vagues, que, tout enfant, se forma cet esprit aux images étranges et fantasques qui devait lui donner une place brillante dans la littérature moderne.
En ce jour ensoleillé, les hommages de la ville vont donc à l’œuvre forte et mordante et surtout au talent prestigieux de l’écrivain, de celui qui fut fils et petit-fils d’armateurs fécampois, arrière-petit-fils de corsaires fameux. Nos félicitations vont donc à tous ceux qui avec un plein succès ont hasardé cet essai de décentralisation artistique et qui en rendant un dernier hommage au poète mort, en ont fait avant tout une fête à la gloire de notre terre normande si riche en esprits d’élite.
Ce sont la municipalité de Fécamp, son maire en tête ; le Dr Dufour, président du “Vieux-Fécamp”, la société des gens de lettres, qui seconda le projet et surtout M. Normandy, son secrétaire, qui eut la louable initiative et qui avec un dévouement sans bornes parvint à un si brillant résultat.
*
* *
Dès dix heures, le jardin de l’Hôtel-de-ville autour du monument voilé, est noir de monde. Autour de jeunes et jolies femmes, de nombreux habits noirs. Notons la présence de : MM. Brulat, président ; de Bonnefon, membre et Normandy, secrétaire du comité formé pour élever un monument à Jean Lorrain ; le conteur normand Jean Revel ; Bureau, député ; Duglé, maire de Fécamp ; Renault , conseiller général ; Dr Dufour, R. de La Villehervé, poète havrais ; des conseillers municipaux de la ville, de M. Soublin, adjoint au maire de Fécamp ; M. Pierre Le Grand, directeur technique des établissements de la Bénédictine ; Bret, commissaire de police ; Godewalès, inspecteur de la voie ; Nyd, capitaine des douanes ; Gravière, directeur de l’école de l’Hôtel-de-Ville ; Leleu, sous-inspecteur des ponts et chaussées ; G. Dubosc président du tribunal de commerce ; Lemettais, président des régates et d’autres personnalités fécampoises.
Une femme s’appuie sur stèle brisée de marbre blanc et dans un décor de fleurs semble pleurer la mort hâtive de celui dont la male figure resplendi sur un médaillon finement ciselé sur le socle de marbre. Ce médaillon, c’est Jean Lorrain dans toute la maturité de l’âge et du talent, sa moustache de chat hérissé sur la lèvre, prêt à distiller la mordante ironie.
Cliquer sur l' image pour l'agrandir
Vint le moment des discours, prononcé par MM. De Bonnefon ; Brulat ; Jean Revel et M. Normandy pour conclure.
M. Saladin, l’architecte du monument, s’approche, et M. Brulat, après avoir félicité le jeune artiste de son beau succès, lui remet, au nom du ministre des beaux-arts, les palmes académiques. C’est au milieu des acclamations de la foule que le jeune homme confus reçoit la récompense que son talent appelle. Pour finir, nous entendons la chorale mixte des établissements Couturier. Dans une cantate inédite, dédiée au poète mort, dont les paroles sont dues à M. Leo de Kerville et qui été mise en musique par le maître de Buissy, les voix fraîches des jeunes filles et des garçons s’unissent dans un bel hommage au héros de cette journée.
Enfin de sa voix grave, M. Jacques Hébertot récite le poème émouvant que voici :
Les marins de chez nous qui partent au printemps
S’en vont toujours joyeux pour les pêches lointaines
Et pas un n’a tremblé, des mousses de seize ans
Jusqu’aux vieux capitaines !
…mais la pêche est cruelle aux bancs de Terre-neuve
Et, parfois, le plus gai, le plus beau de ces gars
Ne revient plus, laissant pour le pleurer, hélas !
Sa payse ou sa veuve !
Son corps, son jeune corps, plein de vie au départ,
Dont l’océan sera l’inéluctable tombe,
Est jeté dans les flots, masse inerte qui tombe,
Devant l’homme de quart !
….Tu fus un peu semblable à ces marins normands
Heureux de s’embarquer pour de nouveaux voyages
Qui bravaient les dangers, dédaignaient les naufrages
Et les dieux incléments !
Tu portais bien en toi la marque des ancêtres
Et la fière vertu de ton pays natal
Dans la soif de beauté, ton désir d’idéal
Et la haine des traitres !
…Dans le Fécamp natal que ton cœur aima, Maître,
Ton âme trouvera le calme du terroir
Papillon du matin ou feu-follet du soir,
Qui meurt pour mieux renaître !
Melle Bergès, de la Porte-Saint-Martin, récite ensuite une belle poésie du poète Le Cœur. Et quand sa voix aux intonations tragiques et émouvants lette à la face du marbre cet adieu :
Tu monteras dans la boue et les désespoirs
Des cœurs nus dévorés d’une obscure rancune,
Et sur ce monde aux cieux éternellement noirs
Ta poésie a mis comme un rayon de lune.
Un frisson de profonde émotion passe à travers l’assemblée qui ne peut s’empêcher d’acclamer longuement la belle tragédienne.
La fête est finie. Avant de se retirer, les assistants vont respectueusement saluer Mme Duval-Lorrain, la mère de l’écrivain, que, durant la cérémonie étreignit une douce émotion. Et ces larmes de mère, à l’évocation du fils disparu, sont, mieux que le marbre et les discours, la plus belle récompense de celui qui, durant toute sa vie, avait tant douté de la bonté des hommes.