LA SOIRÉE
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Les Illuminations, les Concerts, les Bals :
Au casino, à la Poissonnerie. On s’amuse et l’on est heureux.
Si nous avons eu, durant toute cette journée, des avalanches de fleurs, nous avons eu aussi – et nul ne songe à s’en plaindre – des débauches d’harmonie. La soirée comptait, en effet deux grands concerts, donnés par les sociétés de Gonneville et de Goderville.
Place de l’Hôtel-de-Ville, à la lumière des lampes électriques, la Musique de Goderville interprétait des morceaux forts intéressants et parmi lesquels il convient de signaler particulièrement La Marche Godervillaise, d’une excellente venue, composée par M. Souloumiac, l’habile et aimable directeur de la société. Citons encore parmi les œuvres inscrites au programme : Modestie, fantaisie (Mougeot) ; Menuet Chantilly (Kelsen) ; Le Collier de Cléopâtre, fantaisie (Janvier) ; Babil d’oiseaux, polka imitative (Morand)
Entre temps, les auditeurs admiraient les illuminations des maisons particulières et des cafés, et tout spécialement la lampe à mercure allumée par les soins de M. R. Legros, à l’une des fenêtres de l’usine d’électricité. Cet éclairage étrange, en ce sens qu’il modifie complètement les tonalités et renverse littéralement les couleurs, a obtenu un vif succès de curiosité.
Place Thiers, c’était la Musique de Gonneville, judicieusement conduite par M. Gourdain, qui faisait entendre aux nombreux promeneurs les morceaux suivants : une Equipée du Régent, fantaisie ; Hylda, polka de concert pour piston ; Louise de la Vallière, fantaisie ; Charmante Valse.
Comme la soirée était superbe, les promeneurs furent nombreux, et les consommateurs s’attardèrent longuement aux terrasses, se rappelant avec satisfaction les mille détails de cette si belle journée.
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Il est dix heures. Dans la grande salle des fêtes du casino le bal de charité vient de s’ouvrir, et l’aimable docteur Dufour, que je rencontre près de l’entrée, ne dissimule pas sa satisfaction – bien légitime – de voir tant d’empressement de la part du public pour une œuvre qui lui tient si fort au cœur.
Il faudrait une plume plus élégante – j’allais écrire plus féminine – que la mienne, pour dire tout le charme exquis de cette salle de bal où, sous l’étincèlement des lampes électriques, tournoient avec grâce les plus jolies dames et les plus galants cavaliers. C’est un enchantement pour les yeux que ces toilettes claires et ravissantes, qui donnent au bal un cachet mondain des plus délicieux. Je renonce aussi à vous citer des personnalités, car le Tout Fécamp charitable est venu à cette fête, dont on sait le but louable et particulièrement utilitaire. Les bambins de la Goutte de lait peuvent être joyeux ; personne, ce soir, ne les a oubliés.
Et l’on danse. Oncques ne vit bal plus animé que celui-ci ; les couples tourbillonnent sans relâche, depuis que M. Renault, représentant M. le Maire, et M. Jouette, président, ont ouvert la série des danses. Polkas, Mazurkas, Lanciers, Valses, Berlines, pas-des-Patineurs, que sais-je encore, se succèdent sans interruption, avec l’entrain le plus joyeux et la gaieté la plus franche qui se puissent rever. Le bruit circule de chaise en chaise, d’éventail à éventail, qu’il n’y aura pas d’entracte ; et je vois des yeux qui brillent de plaisir, et je devine des pieds impatients dans les jolies mules de satin qui marquent la mesure. Les mânes de Terpsichore ont dû tressaillir d’aise, en voyant pareille fête !...
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Pour respirer un peu, j’ai gagné la terrasse du casino. L’air est d’une douceur infinie, et la brise légère comme une caresse. La mer est calme, et c’est à peine si l’on entend la chanson des vagues qui viennent mourir au pied de la grève, avec un bruissement de feuilles mortes. Là-bas, les feux du phare jettent avec brusquerie des notes claires sur l’eau glauque ; les arrêtes aigues de la falaise se découpent en noir sur le fond gris argenté de l’horizon. Des lueurs rougeâtres et sanguinolentes achèvent de s’éteindre dans le lointain, qu’elles parent de rayons mauves et de reflets mordorés.
La musique du bal nous arrive lointaine, assourdie et comme étouffée. Les yeux mi-clos, j’écoute et je rêve, bercé par cette mélodie, qui ne ressemble plus à une valse, mais à quelque harmonie, nuageuse et troublante : chanson éternelle des fiancés qui s’aiment et qui passent. Là mieux que tout à l’heure encore, je comprends la griserie du bal et cette fièvre d’être emporté
dans je ne sais quel pays des illusions, des rêves …. Où des souvenirs… L’heure est exquise, le ciel est pur, les étoiles scintillent, et le soir est tendre,
Si tendre qu’on croirait qu’il pleut
Des baisers dans l’ombre embaumée,
Où tremble un clair de lune bleu.
On soupe par petites tables, dans la grande salle de restaurant du Casino ; c’est l’heure où l’on cause, et ce sont, à chaque table, des assauts d’esprit et des éclats de rire. La danse a ranimé les plus moroses, la gaieté règne en maîtresse sur la foule des soupeurs. Gai, gai ! amusons-nous !
Le coup d’œil est splendide. Les habits noirs ont un cachet cérémonieux qui plait, et les toilettes féminines en tempèrent un peu la sévérité. C’est un rendez-vous de grâces et d’élégances, qui sont au plus haut point ravissant.
Devant la porte entr’ouverte, des groupes de danseurs intrépides continuent de passer ; ils tournent avec une ardeur endiablée ; ils sont infatigables : ils sont jeunes. Peu à peu pourtant, les danseurs diminuent chacun gagne le restaurant, où bientôt S.M. la Gaieté se réfugie, tandis que vont et viennent empressés, les garçons en habit…..
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Minuit, au pavillon de la Poissonnerie. Là aussi on danse, et avec quelle ardeur, grands dieux ! c’est un succès que ce bal, un succès qui exige presque de nombreux lendemains. Voilà, pour le 14 juillet, une indication précieuse à noter. Pendant toute la soirée les danseurs ont afflué, et seul le manque de place a empêché certains fervents de se livrer aux ébats chorégraphiques qui leur sont si particulièrement chers. Le buffet, que tient fort bien M. Delaunay, est assiégé littéralement : c’est un triomphe.
Quand les membres du comité : MM. Jouette, Selle, Pannevel et Mail pénètrent dans la salle, une longue acclamation retentit : Vive le Comité ! vive la Société Commerciale ! vive la fête des Fleurs ! De toutes part, des applaudissements éclatent, nourris, enthousiastes : preuve manifeste du succès remporté par l’admirable fête d’aujourd’hui.
Mais l’orchestre vient d’attaquer une Berline, et, tandis que nous sablons le champagne au buffet, les danseurs continuent leurs ébats avec une nouvelle énergie et plus d’ardeur que jamais – et c’est pas fini – comme dit l’autre – il n’est pas encore quatre heures !...
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Pourquoi faut-il qu’un léger incident ait fait tache dans cette belle journée, et quelle mouche piqua subitement les musiciens de l’orchestre du Casino ? On le saura sans doute quelque jour, mais le fait est brutal et regrettable : les musiciens ont paru négliger, avec une désinvolture un peu trop grande, la seconde partie du bal. Mieux ils l’ont écourté de leur propre autorité et sans que personne ne les ait priés de la faire. Les danseurs, qui tenaient à demeurer jusqu’à la fin, ont trouvé le procédé un peu….bizarre et ne se sont pas cachés pour le dire à haute et intelligible voix. Les musiciens de l’orchestre du Casino – et j’entends par là ceux qui “faisaient” le bal – nous ont habitués pourtant à beaucoup mieux que cela. Ce sont des artistes et, par le fait même des gens affinés ; ils auraient dû plus encore que d’autres, se rappeler que le bal était un bal de bienfaisance.
La Société Commerciale des Fêtes – qui est tout à fait en dehors de l’incident – a fait l’impossible pour faire comprendre à l’orchestre le tort que son attitude lui causerait près du public fécampois. Les musiciens n’ont rien voulu savoir ; tant pis pour eux !
Ceci dit pour préciser les responsabilités, et sans vouloir donner plus de publicité qu’il ne convient à un incident pénible pour ceux qui suivaient, avec autant d’intérêt que de sympathie, les efforts des artistes du Casino.
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A défaut de musiciens une jeune fille, dévouée autant qu’artiste, termina le bal par un two-step, que tous les couples tinrent à danser. Et ce fut la clôture de cette fête de charité, si parfaite, si parfaite à tous les points de vue, si profitable aux intérêts de tous et si couronnée de succès !
Tandis que le jour se levait sur la mer tranquille, les danseurs regagnaient leur logis, les yeux et l’âme encore dans le rêve trop brusquement achevé…. Et je songeais, longeant la digue jonchée de fleurs et de feuillages, que c’était une journée remarquable pour les journalistes, que celle où ils n’avaient eu à enregistrer aucun discours !...
Guy de Lourcade
Journal de Fécamp : 11 août 1908
Du soleil et des fleurs ! Tel est le bilan de cette magnifique fête fécampoise que nous avons tous admiré dimanche. Du soleil et des fleurs, tel peut être également le bulletin de victoire de la Société commerciale. Car c’est une victoire très belle et un succès très marquant, que ce cortège fleuri de 1908, ou tant et tant d’initiatives heureuses se sont donné libre carrière, où l’élégance et le bon goût, la gaieté, la charité même : en un mot, toutes les grandes vertus françaises allier, unies, confondues, pour donner à Fécamp je ne sais quelle allure niçoise et coquette.
L’heure n’est pas encore venue de dire quels furent les résultats pratiques de cette journée. Mais il apparaît au premier abord, avant même que connaissance ne nous soit donnée des comptes, que la Bienfaisance n’aura qu’à se louer de cette grande fête. Les “Tout-Petits” du bien-aimé docteur Dufour ont particulièrement bénéficié de la soirée et auront des moissons de reconnaissance que les organisateurs récolteront plus tard, quand les chéris devenus grands, sauront avec quel désintéressement la société Commerciale a voulu les associer à son triomphe.
Phébus lui-même a souri ; c’est sous un soleil radieux et par une température inespérée l’on s’est couvert de fleurs, qui n’étaient pas de rhétorique, dans la cour du casino et sur la digue. Les “nimbus” avaient suivi le conseil de notre ami de Kerville, ils avaient fui pour la journée, un ciel qui n’était point fait pour eux et que leur présence eut maladroitement troublé. On verra, par ailleurs, dans les détails de la fête, dont nous rendons compte ci-dessous, que nous n’exagérons pas en disant que ce fut un succès merveilleux. Certains craignaient que le souvenir de la fête de l’an dernier ne fit tort à celle de cette année. L’expérience a prouvé que ces craintes étaient vaines, et vous nous en voyez tout particulièrement heureux.
L’honneur de ce triomphe revient à la Société Commerciale des Fêtes, aux membres dévoués de son bureau : MM Julien Jouette, L. Mail, Millet, Selle, Pannevel, Maillard et V. Capon. Ils sont depuis un mois sur la brèche : ils ont droit aux félicitations et à la reconnaissance de tous. De chaleureux remerciements doivent aussi être adressés aux commissaires qui ont réussi, avec une discrétion et un tact méritoire, à maintenir partout l’ordre et la bonne tenue.
Mais un peu de gloire doit revenir aussi à tous ceux qui ont aidé au succès de la fête. La Société Commerciale avait fait appel au bon esprit et à la charité des habitants : l’appel a été largement entendu. Bravo les Fécampois !
Vive Fécamp !.... Vive la société Commerciale !...
Désiré Lacoudre